À l’entrée du CHU de Reims,
la présence de vigiles postés devant des grilles fermées souligne amèrement la
violence dans laquelle a basculé la destinée de Vincent Lambert. Ici se joue la
nouvelle bataille d’une guerre tragique qui a dépassé ses acteurs. Otage
d’affrontements mortifères et prisonnier d’un lit d’hôpital, à la merci d’un
maelström de décisions judiciaires, Vincent Lambert n’appartient plus à
lui-même et sans doute plus même à ses proches - dont il faut entendre, avec
humilité, et pour chacun d’entre eux, l’immense souffrance.
Il est devenu, malgré les complexités de son histoire dont on ne connaît pas
aujourd’hui l’épilogue, l’emblème d’une nouvelle exigence : le
« droit » à mourir « quand je veux » et « comme je
veux » (voire « si je veux »). Ceux qui réclament la
souveraineté sur les corps depuis leur conception jusqu’à leur extinction et
prétendent régenter le mystère qui les habite le dépossèdent de sa singularité
et de son humanité pour faire de lui l’instrument de cette
revendication.
Vincent Lambert est la victime de cette grande opération de dénégation qu’a
entreprise l’homme moderne, qui croit vaincre la mort en la donnant lui-même,
ou bien la nie en chassant les mourants des maisons comme autrefois on
éloignait les lépreux dont on craignait la contagion. Il est l’exutoire d’une
nouvelle poussée de cet hygiénisme hostile à toutes les formes de faiblesse,
vues comme autant d’affronts au progrès et d’obstacles à l’épanouissement. Et,
plus profondément, il est l’otage de nos peurs.
Dans cette conception manichéenne du monde amputée de transcendance, les
« gentils » sont ceux qui nous feraient la politesse de s’en aller
proprement, vite fait bien fait, s’il vous plaît - « dignement »,
nous dit-on. Non parce qu’ils seraient forcément si las de cheminer sur la
terre, même lorsqu’il leur faut emprunter des sentiers escarpés, mais bien
parce que, nous, nous ne voulons pas voir sur leurs visages et dans leurs corps
les signes des maladies ou du temps qui passe et nous attend, quelque part, à
notre heure.
Les « méchants », quant à eux, chercheraient à imposer une vie
monstrueuse à des êtres déchus pour lesquels l’existence serait une humiliation
- à moins que ce ne soit l’inverse, et que ce ne soit eux que l’on juge
humiliants pour le monde. Ces rustres seraient pleins de cruauté pour les plus
faibles et de ridicule dans leur obstination à chercher la grandeur de
l’humanité dans ses blessures. Sans doute Romain Gary, si merveilleux poète des
fragilités dont on loue l’entrée dans la « Pléiade », devrait-il
aujourd’hui être classé du côté obscur de la Force…
Aveuglés par cette sorte de dolorisme masochiste - qu’on attribue aux
catholiques notamment -, les « méchants », toujours, issus d’une
caste désuète et ignorante qui n’aurait pas été suffisamment éclairée par les
lumières du progrès, nourriraient un appétit malsain pour la souffrance -
surtout chez les autres. Peu importe, aux yeux de leurs accusateurs, que de
grands établissements de soins palliatifs, comme l’institut Jeanne-Garnier, où
Jean Vanier s’est éteint il a deux semaines, aient été au contraire fondés sous
l’impulsion des chrétiens…
Parce qu’elle est heureusement parvenue à atténuer de nombreuses douleurs
physiques, la société contemporaine tend à confondre la douleur, qu’elle combat
légitimement, avec l’adversité, qu’elle voudrait éradiquer, comme s’il
s’agissait d’une scorie et non pas d’un chemin de progrès (intérieur,
celui-là !), d’une voie de transformation, de croissance, d’élévation.
« Peut-être tous les dragons de nos vies sont-ils des princesses qui
attendent, simplement, de nous voir beaux et vaillants. Peut-être tout
l’effroyable est-il, au plus profond, ce qui, privé de secours, attend que nous
le secourions », livre Rilke dans les magnifiques leçons de vie qu’il
adresse à Franz Kappus tout au long de ses Lettres à un jeune poète.
Il ne faut pas s’étonner que cette vision tronquée et cruellement privée de
compassion de l’humanité conduise à glisser, un jour ou l’autre, du désir
d’« accompagner la fin de vie sans faire obstacle à la mort » (soins
palliatifs) à la volonté de provoquer la mort en faisant obstacle, cette fois,
à la vie.
L’euthanasie, qui est au cœur du débat que soulève l’affaire Vincent Lambert,
sorte de raccourci magique qui permettrait de passer de vie à trépas en
court-circuitant l’agonie, serait ainsi une assurance contre toutes
souffrances, espèrent ses partisans. Ils en font ainsi une
« liberté » (fondamentale, forcément), se refusant à admettre que,
par nature, la liberté ne peut déprendre d’un événement et qu’elle ne se
conquiert que par la voie intérieure.
Le
Figaro du 21 mai 2019
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